Le changement en entreprise ne provoque pas uniquement des ajustements organisationnels. Souvent, il déclenche des réactions émotionnelles fortes chez les collaborateurs. Ces réactions peuvent ralentir, voire freiner, les projets de transformation s’ils ne sont pas anticipés et accompagnés. C’est ici que le modèle de la courbe du deuil de Kübler-Ross, bien connu en psychologie, prend tout son sens lorsqu’il est transposé au management du changement.
Ce modèle, à l’origine conçu pour expliquer les réactions face à la perte d’un être cher, s’applique étonnamment bien aux contextes professionnels où l’on « perd » une façon de travailler, des repères, voire parfois une part de son identité professionnelle. Comprendre ces phases, les reconnaître et ajuster son management en conséquence peut faire toute la différence dans la réussite d’une transformation.
Décrypter la courbe de Kübler-Ross dans un contexte professionnel
Le modèle classique de Kübler-Ross identifie cinq étapes principales :
- Le déni
- La colère
- Le marchandage
- La dépression
- L’acceptation
Transposée dans une entreprise, cette courbe devient un outil précieux pour le manager ou le dirigeant confronté à un changement important : migration de système, fusion, réorganisation, ou transformation digitale. Car oui, même une mise à jour d’ERP peut générer une mini-crise existentielle pour certains collaborateurs !
Étape 1 : Le déni – « Ce projet ne me concerne pas vraiment »
À cette première phase, la réaction typique est l’indifférence ou le scepticisme. Face à une annonce de changement, beaucoup se disent : « Encore un effet d’annonce, ça passera comme les autres projets morts-nés ». C’est un mécanisme de protection naturel.
Le piège pour le management ? Considérer que tout se passe bien parce que personne ne s’oppose frontalement. En réalité, ce silence peut être le signe d’un manque d’adhésion. Il est crucial à ce stade de communiquer de façon transparente et régulière. L’absence d’information alimente le doute.
Exemple concret : Lors du lancement d’une transformation digitale dans une PME industrielle, certains responsables de service ont continué à utiliser leurs anciens processus pendant des semaines, simplement parce qu’ils « n’y croyaient pas ».
Étape 2 : La colère – « Pourquoi est-ce qu’on change encore tout ? »
Les frustrations remontent à la surface. Cette colère peut s’exprimer de manières très diverses : cynisme en réunion, résistance passive, critiques sur la stratégie. Parfois même, des conflits naissent entre collègues — un bon indicateur que la phase du déni est dépassée.
À ce moment-là, il est tentant, pour un dirigeant ou un manager, de tenter d’éteindre le feu rapidement. Mauvaise idée. La colère est saine : elle montre que le changement est enfin pris au sérieux. Le rôle du leadership ici ? Laisser un espace d’expression — pour mieux canaliser les tensions ensuite.
Anecdote : Un manager d’équipe commerciale m’a un jour dit : « J’ai passé trois semaines à me faire littéralement engueuler en réunion. Maintenant, mes équipes m’écoutent. » Preuve que l’orage précède souvent l’éclaircie.
Étape 3 : Le marchandage – « Et si on adaptait juste un peu… ? »
Dans cette phase, les collaborateurs cherchent à négocier. Ils veulent conserver certains éléments de l’ancien système. On entend alors : « Ne pourrait-on pas garder une double saisie durant quelques mois ? » ou « Est-ce qu’on est obligés de changer notre CRM maintenant ? ».
Le danger ici : céder trop, au risque de diluer l’ambition du changement. Le marchandage est un signal que les collaborateurs commencent à envisager le changement comme inévitable, mais qu’ils espèrent encore en minimiser l’impact.
En tant que manager, il s’agit de faire preuve de flexibilité sans renier les objectifs du projet. Ajuster le rythme, accompagner plus fortement les équipes les plus affectées, mais maintenir le cap.
Étape 4 : La dépression – « On ne va jamais y arriver… »
C’est la phase la plus délicate. À ce stade, le changement est enclenché, les repères anciens ont disparu, mais les résultats attendus ne sont pas encore visibles. C’est le moment du découragement. Certains peuvent même remettre en question leur place dans l’entreprise, leur compétence à évoluer, voire leur envie de rester.
Ignorer cette phase, c’est prendre le risque de voir les talents décrocher. Il faut alors redoubler de leadership, d’écoute et de feedback positif. Mettre en lumière les premiers succès, même minimes, et rappeler le sens global du projet est fondamental.
Exemple parlant : Lors de la fusion de deux entités régionales, les RH ont organisé des ateliers de « storytelling » où chaque collaborateur exprimait le sens qu’il donnait à cette transformation. Ces moments de partage ont considérablement réduit le niveau de stress et de pessimisme.
Étape 5 : L’acceptation – « OK, changeons »
Finalement, les collaborateurs intègrent le changement. Ils acceptent les nouvelles méthodes de travail, se forment, expérimentent. L’ambiance s’améliore, les équipes retrouvent de l’autonomie. Cette phase ne signifie pas l’euphorie, mais une forme de stabilité retrouvée — ce qui était au départ une crise devient progressivement la norme.
À ce moment, l’accompagnement change de nature. Il ne faut pas relâcher l’attention, mais plutôt valoriser les efforts fournis, encourager les prises d’initiatives, documenter les succès. C’est une phase propice à la consolidation de la culture du changement.
Comment utiliser concrètement cette courbe dans votre management ?
Connaître la théorie, c’est bien. L’intégrer dans une stratégie de conduite du changement, c’est mieux. Voici quelques leviers pratiques :
- Former ses managers intermédiaires : ils sont en première ligne pour détecter les signaux émotionnels et ajuster leur style de management.
- Cartographier les équipes : chaque service n’avance pas au même rythme. Identifier qui est dans quelle phase permet d’ajuster la communication et le soutien.
- Prévoir un temps pour l’expression : groupes de parole, feedback anonymes, sondages réguliers… Ne laissez pas le silence installer la défiance.
- Ritualiser les avancées : matérialisez le progrès par des points d’étape, des indicateurs visibles, voire des célébrations – quand approprié.
Pourquoi cette approche est-elle si efficace ?
Parce qu’elle prend en compte l’humain derrière le processus. On a trop souvent réduit le changement à un diagramme de Gantt, oublié que derrière chaque ligne se trouve un individu avec son histoire, ses peurs, ses aspirations. La courbe de Kübler-Ross nous rappelle que l’adoption d’un changement est d’abord une affaire de digestion émotionnelle.
Et surtout, cette approche évite un écueil courant : interpréter la résistance comme une opposition volontaire. Bien souvent, elle n’est que l’expression d’un désarroi momentanée. Apaisé, ce désarroi peut devenir une formidable énergie de transformation.
Le rôle du leader : faciliter le passage d’une phase à l’autre
Un bon capitaine ne peut éviter la tempête, mais il peut préparer son équipage. De la même manière, les leaders ont un rôle déterminant : non de supprimer la courbe, mais de fluidifier le passage d’une étape à l’autre.
Ils deviennent alors non plus de simples gestionnaires de planning, mais des régulateurs émotionnels, des révélateurs de sens. Et cela, à l’heure où les transformations s’accélèrent dans toutes les industries, n’est plus une soft skill, mais un prérequis stratégique.
Alors, la prochaine fois qu’un collaborateur vous dit en croisant les bras : « Franchement, je ne vois pas pourquoi on change ça », au lieu de vous impatienter, posez-vous la question : dans quelle étape de la courbe est-il ? Et surtout… comment puis-je l’aider à avancer ?